Dernier post d'une série de cinq articles dédiés au nouvel album paru chez EMI classics le 19.09.2008
Klavierkonzert Nr. 5 in Es-Dur
opus 73, 'Empereur'
Voyons donc ce que nos deux compères Evgeny Igorievich Kissin et Sir Colin Davis feront de ce grand patchwork.
Je suis aux anges, ravie de vous annoncer que Kissin a lâché la pédale: on a la joie de retrouver les frissons que nous procurent son articulation très soignée, perlée. Avancer, retenir, des accents subits, des retards inattendus, on retrouve ici pas mal d'analogies avec sa façon de jouer le premier concerto, et, d'une certaine manière, on peut dire qu'on referme ainsi la boucle, on clos le cycle.
Un jeu extrêmement maniéré, propre à Kissin, un LSO rond, puissant, dirigé par la baguette très décidée de Davis, pour un premier mouvement qui foisonne d'idées, d'allusions et de couleurs. C'est une explosion de sonorités, ce sont milles contrastes, suprenants souvent, agréables toujours. C'est par exemple un choeur lyrique de bois qui chante au-dessus d'un piano staccato, c'est le passage en octaves quasi furioso auquel succèdent des phrases rêveuses, que les altos ramènent au maestoso de l'introduction.
Niveau harmonie, le premier thème est on ne peut plus basique, tonique dominante bis zum "geht nicht mehr", souligné par les timbales. Je dois être un peu primaire, mais je trouve quelque chose de très plaisant dans cette succession I-V-I (comme on la trouve d'ailleurs de manière flagrante dans le thème principal du quatrième mouvement de la cinquième de Beethoven). C'est pompeux, limite un peu marche militaire, mais du moment que les musiciens jouent le jeu, on peut faire pas mal avec ce thème. Beethoven déjà le décline à tous les états d'âmes, le LSO et Kissin ensuite le parent encore de toute une palette de couleurs.
Je disais plus haut que j'étais curieuse de comment cet enregistrement allait traiter le caractère un peu disparate du concerto. J'ai la réponse: en jouant justement avec les ruptures, en les accentuant plutôt que de les lisser. Vient ensuite la difficulté de trouver malgré tout une logique, un moyen de conduire le mouvement de manière cohérente. Il faut montrer le feu d'artifice de pensées musicales de l'oeuvre tout en gardant clairement à l'esprit qu'elle proviennent d'un seul tableau sonore. Il faut trouver le moyen de tirer un grand fil entre la première et la dernière note du mouvement, une sorte d'arc de cercle géant. Davis propose une version très satisfaisante, inventant toujours une solution pour justifier le changement - même très brusque - de caractère. On a au final un Beethoven très 'Beethoven': spontané, loin des conventions, têtu, décidé, qui n'attache pas la moindre importance aux codes. Il faisait déjà cela dans sa première symphonie: commencer un mouvement de Do Majeur sur un accord de do septième, faut le faire! Et Beethoven ose. Paf. J'aime ce Beethoven révolutionnaire et conséquent avec lui-même.
Si le second mouvement du cinquième concerto n'est pas, à mes yeux, aussi sublime que celui du concerto précédent, il est certainement l'un des plus beaux que Beethoven ait composé. Les cordes du LSO dévoilent un choral comme une prière fervente. Simples, mais d'autant plus profondes, elles trouvent la juste balance entre les pupitres. Puis, comme la caméra fait une mise au point sur une personne de l'assemblée après la vue d'ensemble, le piano soudain, émerge et s'accorde étrangement bien à la sonorité tamisée des cordes. Les phrases s'étirent, elles semblent pouvoir durer éternellement. Et puis cette progression harmonique en trilles qui ne paraît jamais vouloir s'arrêter. Et qui - coup de génie - ne mène nulle part. Simplement le choral initial, dolce, sans prétention. Kissin use parfois d'un rubato très léger, en prenant garde de ne pas en faire trop, soigne ses attaques à l'extrême. Il en résulte une très belle cohésion sonore entre et avec les différentes sections de l'orchestre, une unité du son, un peu velouté et toujours très rond.
On enschaîne avec le dernier mouvement, le pianiste annonce le thème, avant que tout explose, orchestre et piano. C'est la joie qui jaillit, cette joie indomptable d'une victoire. Ce sont les traits cristallins de Evgeny Kissin, les pizzicati, les grandes phrases généreuses, la largesse du son. Et jamais trop de pédale. Très rythmé, comme toujours bien soutenu par les basses du LSO. La joie des musiciens de jouer ce mouvement est palpable, il font preuve d'une belle créativité, on dirait qu'on va les voir sourire à l'invention spontanée du hautbois solo, on sent le dialogue entre le pianiste et les différents pupitres. Une grande partie de plaisir. Tout semble spontané, et lorsqu'on relâche la tension, on rit déjà sous cape en imaginant le sursaut du public au forte subito.
Kissin et Davis nous offrent un Empereur dans lequel chaque musicien s'engage pleinement et qui n'est finalement pas tellement dirigé par Davis qu'il ne le serait par une joie commune de jouer ensemble. C'est à nouveau une vision très personnelle du concerto, et une très belle vision.
Là aussi, je dis merci. Pour ce concerto et pour les quatre autres.