Ouverture de l'édition 2008 du
Lucerne Festival am Piano, un lundi soir frileux et nuageux de novembre par - ça tombe bien! - mon pianiste préféré Evgeny Kissin.
Au programme:
Sergej Prokofjew (1891–1953)
- Drei Stücke aus Romeo und Julia, transkribiert für Klavier op. 75: Das Mädchen Julia, Mercutio und Die Montagues und die Capulets
- Sonate für Klavier Nr. 8 B-Dur op. 84
Frédéric Chopin (1810–1849)
- Polonaise-Fantaisie As-Dur op. 61
- Mazurka cis-Moll op. 30 Nr. 4
- Mazurka cis-Moll op. 41 Nr. 4
- Mazurka a-Moll op. 59 Nr. 1
- Fünf Etüden aus op. 10: Nr. 1, 2, 3, 4 und 12
- Drei Etüden aus op. 25: Nr. 5, 6 und 11
La salle est comble, des places supplémentaires ont été ajoutées sur la scène. Le piano à queue, noir, au centre de la salle, attire les regards à lui.
Evgeny Kissin traverse l'estrade
de son pas rapide, a pour le public son salut formel, s'installe et joue. C'est une Juliette un peu perdue qui babille autour de sa gouvernante, on la croirait mal réveillée, pas très sûre d'elle. Si la sonorité est claire et bien détachée, il manque quelque chose dans l'interprétation. L'impression que le pianiste n'est pas prêt, et pas certain d'arriver à la fin de la pièce. Il en résulte une certaine crispation et des erreurs de justesse - ce qui est assez rare dans le jeu de Kissin. Le même schéma se reproduit dans
Mercutio, bien mené, mais qui ne convainc pas totalement. 'Faux départ', que Kissin corrigera dans les
Montagues et Capulets, après avoir pris sensiblement plus de temps entre cette pièce et la précédente. Et le dernier extrait de
Roméo et Juliette trouvera le calme intérieur qui permet de réellement faire de la musique. Un jeu avec des accents et des détentes permet à la pièce de garder sa puissance tout en évitant d'ensevelir le public dans une masse sonore trop envahissante.
J'avoue connaître très, très mal la sonate n°8 en Si Majeur, tout au plus entendue une ou deux fois auparavant: elle ne m'avait pas intéressée plus que cela. Kissin a trouvé une idée commune, une sorte de fil rouge qui lui a permit de construire une interprétation dans laquelle les éléments tiennent ensemble, la pierre d'angle à l'édifice. A partir de là, il a sa base, solide, et peut se mouvoir librement au-dessus. Par exemple en ayant recourt à son sens dramatique assez exceptionnel. Ce n'est plus une interprétation, c'est une véritable mise en scène! Le premier mouvement évoque aussitôt pour moi l'atmosphère immobile, figée et vaguement inquiétante des
Bukower Elegien de Brecht.
Unheimlich. Tout semble beau, harmonieux, paisible, et pourtant, quelque chose ne va pas, quelque chose menace. C'est le calme trop violent qui précède l'orage. Une comparaison qui me semble, après réflexion, tout à fait défendable, puisque les trois "sonates de guerre" ont été composées entre 1939 et 1944, soit à peine dix ans avant que Brecht n'écrive ses poèmes (été 1953), en référence aux événements du
17 juin 1953. Sentiments similaires face à une situation historique analogue: la paix semble un rêve, une utopie.
Après ce premier mouvement emprient d'une sourde inquiétude, nous passons à un très bel
adagio sognando, simple comme un monologue intérieur et un dernier mouvement vif et très brillant, dans lequel Kissin nous montre toute sa maîtrise technique, alors qu'il nous avait montré avant tout ses idées musicales dans les mouvement précédents.
La seconde partie retrouvait le pianiste avec son compositeur de prédilection qu'est Frédéric Chopin. Si la Polonaise-Fantaisie manquait d'unité, il y a malgré tout eu de très beaux moment de pure poésie, lesquels ont également régné sur les trois mazurkas, que Kissin a joué de manière intimiste, avec un son un peu voilé comme on l'imagine pour des nocturnes. On soulignera la finesse de l'articulation et l'intelligence de la pédale, qui ont donné à ces pièces un côté noble et distingué.
Venait le véritable plat de résistance, les huit études extraites des opus 10 et 25. La technique impressionnante du pianiste russe lui permet de jouer les études comme des pièces de concerts et de laisser de côté l'aspect "étude". Il le montre d'emblée, dans le n° 1 de l'op.10, en jouant avec un tempo rubato qui fait chanter la main gauche en laissant la main droite exécuter ses périlleuses arpèges, ou encore dans les deux pièces qui font allusion à l'oppression du peuple polonais, la
Révolutionaire et
Vent d'hiver, dans lesquelles Kissin très engagé montre la colère des Polonais, respectivement la sourde souffrance qui bouillonne au fond de leurs âmes. Soin de la mélodie, différences de caractères, engagement, finesse et précision sont partie de chacune des études que nous avons entendues ce soir. Une interprétation très convaincante, qui a déclenché quelques applaudissements spontanés - heureusement! cela faisait dès la première étude que je me mordais les lèvres pour ne pas applaudir entre deux pièces (puisque cela ne se fait pas)!
Un bon concert, si l'on excepte la masse impressionnante de tuberculeux, rachitiques et autres pulmonaires, qui n'en rataient pas une pour cracher leurs poumons où se moucher dans un bruit de sirène de paquebot. Non, franchement, c'était hallucinant! Et toujours dans le petit passage
piano magique. Bam. Mais après, au moment où il faut faire du bruit pour réclamer le plus de bis possibles, alors niet, nada, quelques applaudissements polis, à peine quelques bravos - et encore, la plupart venaient de moi (j'ai essayé de chauffer la salle)(j'ai pas trop réussi, Kissin s'est limité à deux bis, un nocturne et la
Suggestion diabolique, je suis un peu déçue quand-même). Évidemment, après avoir toussé avec tant d'enthousiasme, il ne restait plus d'énergie pour applaudir.
Je préfèrais le public parisien, tout le monde debout, à fêter les musiciens, trois ou quatres bis, et encore, seulement parce que Hvorostovsky avait désigné sa montre pour dire
stop maintenant.