lundi 24 novembre 2008

Kissin, hors d'atteinte (article paru dans Le Temps)

En supplément à ma critique sur la performance de Evgeny Kissin dans le cadre du Lucerne Festival, voici la critique parue dans le quotidien romand Le Temps au sujet de son récital au Victoria Hall de Genève:


Le pianiste russe en récital à Genève.


Jean-Jacques Roth
Samedi 22 novembre 2008


Ce fut un jeune prodige couvé par Karajan, adoubé avant ses 20 ans par un triomphe au Carnegie Hall de New York. Il en a aujourd'hui 38, mûris par une discipline de travail monacale, une soif de lectures jamais apaisée, une aspiration au dépassement de soi qui frise l'ascèse.


Evgeny Kissin n'est donc plus seulement un prodigieux pianiste, à la technique ample et contrastée, au toucher de porcelaine, jamais faible, jamais dur, ferme et noble dans la puissance comme dans le murmure. Il n'est plus seulement doté de cette éloquence naturelle, qui subjuguait dès l'adolescence, et qui prêtait à chaque compositeur dont il s'emparait l'évidence immédiate du style, de la forme, de la proportion.

C'est aujourd'hui un artiste qui exprime son tourment, qui semble le vivre comme une transe, l'œil clos, investi dans chaque note comme s'il y allait de sa vie. Après avoir tout trouvé, le voici qui cherche. Par de nouveaux répertoires, moins accessibles, ou par une nouvelle manière de visiter le hit-parade - Beethoven, dont il vient d'enregistrer les cinq concertos, Chopin.

Au Victoria Hall de Genève, jeudi soir, le voici devant Prokofiev. L'autorité s'impose dès les trois pièces extraites de Roméo et Juliette, où l'orchestre rutilant de la partition originale est restitué par des couleurs, des phrasés, des caractères d'une variété insolente. La quête, elle, s'ouvre dans la Huitième Sonate. Œuvre de guerre, aride, d'une abstraction terrible dans son premier mouvement: Kissin la plonge dans un climat fantomatique, plombé d'angoisses, calqué sur les incertitudes qui sont celles de l'œuvre elle-même, dont la colossale conclusion ne parvient pas à dissiper les inquiétudes.

L'intériorité culmine dans une deuxième partie de récital consacrée à Chopin, en un choix qui présume virtuosité coruscante et mélancolies sublimes. Mais Kissin transcende les attentes comme il transcende les difficultés des Etudes ou l'apparente modestie des Mazurkas pour dégager leur absolu expressif. C'est le soleil noir de Chopin qui flamboie jusqu'à faire mal, sans une concession séductrice, sans un gramme de narcissisme.

Une telle intensité, une telle clairvoyance, un pianisme d'une telle maîtrise mettent désormais Kissin hors d'atteinte. En un lieu où le public, ébloui et hébété, peine à le rejoindre et souffre d'avoir à le quitter.

© Le Temps, 2008 . Droits de reproduction et de diffusion réservés.

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