samedi 6 juin 2009

Evgeny Kissin possédé & public envoûté

Barbican, London, 05.06.2009, 7.30pm


Je me suis offert ce luxe: réentendre le récital de novembre dernier à Lucerne, cinq mois plus tard à Londres. En relisant ma critique du récital donné dans le cadre de la semaine du Lucerne Festival consacrée au piano, je réalise que ce concert a en quelque sorte mûrit en moi: si je voulais absolument réentendre Kissin dans ce programme, c'était pour sa sonate de Prokofiev, laquelle ne m'avait apparemment pas tant marqué en novembre, puisque j'ai réussi à écrire que le véritable plat de résistance du soir était les études de Chopin, et non cette sonate.
C'est intéressant d'avoir l'occasion d'entendre un récital dans les toutes premières performances en public (si mes souvenirs sont bons, Lucerne était le deuxième concert de la saison) et dans les dernières. On voit alors l'œuvre grandir, changer, parfois beaucoup - comme ici - parfois peu - comme pour le programme final de Brendel.

Je rappelle le programme:

Sergey Prokofiev (1891–1953)
  • Ten Pieces from Romeo and Juliet, Op. 75 (1937) – excerpts
    No. 4, Juliet as a young girl • No. 8, Mercutio • No. 6, Montagues and Capulets
  • Piano Sonata No. 8 in B flat major, Op. 84 (1939–44)

Fryderyk Chopin (1810–49)
  • Polonaise-Fantaisie in A flat major, Op. 61 (1846)
  • Mazurkas – C sharp minor, Op. 30 No. 4 (1837); A flat major, Op. 41; No. 4 (1839); A minor, Op. 59 No. 1 (1845)
  • Études, Op. 10 (1829–32) – No. 1 in C major; No. 2 in A minor; No. 3 in E major; No. 4 in C sharp minor; No. 12 in C minor.
  • Études, Op. 25 (1832–6) – No. 5 in E minor; No. 6 in G sharp minor; No. 11 in A minor.
Point de "faux départ" cette fois-ci, Juliette est gracile et légère comme un oiseau, à la fois fraîche et rose comme un enfant, tiède et langoureuse comme une femme. Mercutio est brillant de virtuosité, racé, fougueux comme un pur-sang arabe. Quant à la confrontation des Montagues et Capulets dans le bal, elle est violente, sombre prédiction des malheurs à venir. Evgeny Kissin a ce don particulier, que j'ai souligné déjà à plusieurs reprises, de raconter des histoires, et ici encore, il raconte ce drame de Shakespeare avec beaucoup de force imaginative.

Venait le véritable plat de résistance, la troisième des sonates de guerres de Prokofiev, composées entre 1939 et 1944. L'interprétation de Kissin est un pas important dans l'histoire de cette sonate. Le pianiste russe se dévoue corps et âme dans cette pièce dont chaque mouvement est complètement différent du précédant. Le premier mouvement est menaçant et joue avec la tension qui monte, se brise, pour recommencer jusqu'à ce que les nerfs ne le supportent plus; le second mouvement est un songe, une réminiscence d'un passé lumineux dans un présent calciné; le troisième est une explosion de joie de vivre juvénile, si caractéristique du compositeur soviétique. Evgeny Kissin a su faire ressortir jusqu'à l'extrême ces différents aspects, tout en conservant une sonate cohérente dans l'articulation de ses mouvements: l'ambiance morbide et menaçante de la guerre, les souvenirs de jours meilleurs, la rébellion contre la mort, l'impossibilité de l'accepter. Je ne crois pas qu'il soit possible d'aller plus loin que Kissin l'a fait, du moins pas pour le moment; Kissin a atteint les limites du possible pour cette sonate.

Si la polonaise-fantaisie et les mazurkas restaient dans ce que nous connaissons déjà de Kissin, ses études étaient d'une finesse et d'une virtuosité qui a séduit le public plus d'une fois - applaudissements spontanés après l'op.10 n°4 et n°12 - la technique époustouflante du pianiste lui permettant de faire également une très belle musique avec ces deux opus de jeunesse de Chopin, en particulier en offrant une attention soutenue à la main gauche et en explorant des lignes mélodiques qui restaient jusqu'alors remises en second plan par les difficultés techniques de études. J'attends avec impatience que Kissin puisse présenter et enregistrer l'intégrale des études op.10 et op.25.

Un récital qui montre une fois de plus que Kissin n'est plus l'enfant prodige des concerti de Chopin, mais désormais un artiste dans sa pleine maturité, à la poursuite d'idéaux qui deviennent chaque jour plus exigeants.

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Edit du 08.06.2009: Une critique à l'extrême opposé - qui me choque par son animosité - parue dans le Times online.

Edit du 09.06.2009: Deux critiques, parues dans le Guardian (critique assez plate, plus un procès-verbal qu'une critique, à mon avis)(j'imaginais que les critiques du Guardian étaient toujours la crème de la crème) et dans le Telegraph (bien argumentée, mais qui ne mentionne pas une seule fois la sonate (!)) (Je ne dis pas que je fais mieux - la mienne manque d'impartialité, de finesse et de profondeur d'analyse, mais quand même, entre rejeter en bloc, faire un PV et passer la sonate sous un silence total - il s'agit tout de même de trois journaux réputés!)

12 commentaires:

DavidLeMarrec a dit…

Je suis décidément bien content de te lire, je viens d'apprendre que Kissin avait donc un second compositeur à son répertoire.

Je suis très impressionné, cet homme est un aventurier.

Un jour, il nous fera même un disque Rachmaninov, au train où il est parti.

la. a dit…

Ceci est une provocation.
Mais j'ai beau n'avoir dormi que trois heures, je ne me laisserai pas avoir.
La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe que je suis.

DavidLeMarrec a dit…

Moi, une provocation, alors que je loue à qui veut l'entendre l'édification qu'on peut venir chercher sur ces pages !

Fi, c'est mal me payer de ma reconnaissance.

la. a dit…

Dans ce cas, il faut suivre la direction du parti. Et le parti aime Kissin.

Philippe a dit…

Chère Lavinie

Je suis heureux d'apprendre que les programmeurs ont ajouté une touche d'humanisation à l'humanoïde Kissin. Décidément la science fait des progrès considérables (:-). Bien amicalement.

la. a dit…

euhm... dans quel sens?
(ouh! il a finalement pu enregistrer les 2 concerti de Brahms avec Levine?! j'espère que les programmeurs ne se sont pas trompés!)(je pense que Kissin devrait jouer plus de Brahms)

Je crois me souvenir que vous n'êtes pas exactement un fervent défenseur de Evgeny Kissin, right?

Les Lutins a dit…

A défaut de notre soutien, noble Lavinie, veuillez compter, je vous prie, sur toute notre sincère compassion dans votre solitude cruelle.

Gabriel a dit…

Moi, ce qui me derange avec Kissin, c'est qu'il parait un peu trop imbus de lui meme, independamemt du reste. J'ai du mal a supporter ce genre d'individus

la. a dit…

Les Lutins,
je veux bien être noble, mais alors point de compassion (j'ai ma fierté, eh oh!). Et puis je me sens pas si seule, en tout cas pas lorsqu'il s'agit d'obtenir des places pour ses concerts.

Gabriel,
C'est drôle! moi je le trouve justement pas du tout imbu (sans s, j'ai vérifié dans le dictionnaire ;o)de lui-même - Lang Lang par-contre...

Gabriel a dit…

Lavinie, vous etes une petite impertinente, ni plus ni moins!

DavidLeMarrec a dit…

Lang Lang, il ne m'en donne pas l'impression... plutôt un enfant égaré, qui joue toujours avec un piano comme avec un jouet - ce qui donne le résultat obsessionnel et pas toujours très réfléchi que l'on sait.

Bref, pour clore cette discussion : Kissin c'est nul, Lavinie c'est génial.

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On aimerait cependant que Lavinie fasse plus de notules que Kissin de concerts, ce serait plus utile à l'humanité.

Merci d'avoir pris nos remarques en considération via votre formulaire. Dans l'attente d'une réponse dont nous ne doutons pas du positivisme, veuillez agréer, Mademoiselle, l'expression sincère des sentiments véritables de l'admiration de nos quinquets ravis de vos glyphes savants.


(écrit avec Lutin Press)

la. a dit…

Bon.

Tout le monde dehors! Hop! ouste! zou!