KKL, 05.09.2008, 19:30
Suite aux multiples émotions qui ont jalonné la soirée d'hier, je ne sais plus très bien quelle forme donner à mon article. Sans doute laisserai-je la froideur de la critique de côté pour privilégier la chaleur du vécu.
Le concert n'avait pas encore commencé que tout était déjà sens dessus-dessous. Aux suites d'un incendie dans des dépôts situés en bordure immédiate des rails, le trafic ferroviaire a dû être interrompu, et les Bernois, qui, comme chacun le sait ne sont pas les plus rapides, ont mis près de deux heures avant de réaliser qu'il faudrait malgré tout éventuellement desservir les quatre gares touchées. A 17:30, le feu, déclaré vers 15:15, n'était toujours pas maîtrisé et mon train, selon horaire à 17:06, toujours pas remplacé. Apparemment, il aura fallu deux heures pour que les messieurs des trains acceptent enfin de d'entrouvrir leur bourse pour faire appel à des bus (venant, évidemment! d'un village perdu au fin fond du vallon...). Lorsque que le car débarque enfin, il nous dépose à Gampelen. Pas de train, nous attendons, je commence sérieusement à m'inquiéter pour ma correspondance à Bern. Une dame survoltée demande des informations à la borne, on s'étonne: les trains sont à la prochaine gare, le courant ici est coupé. Retour en arrière, des grands signes au chauffeur qui allait repartir, le petit monde reprend ses places dans le car. C'est un petit peu rigolo, mais j'avais le spectre d'un concert raté au dessus de moi.
Ins, les hommes en gilet orange annoncent le train pour Bern à 18:22. Il est 18:00. Mon train pour Lucerne quitte Berne maintenant. Rien à faire, j'aurai une demie-heure de retard au concert. L'impuissance me noue la gorge, je tourne autour de la gare en me tenant la tête (des fois qu'elle partirait sans moi), un jeune employé me propose de téléphoner au KKL pour m'annoncer, afin que je puisse entrer dans la salle avant l'entracte.
Dans le train, le jeune homme assis en face de moi a des traits familiers , il lit le Courrier international. Dans le second train, il fait froid, la dame en face de moi m'observe durant tout le voyage, je termine le livre commencé au début de l'après-midi.
Les dames de la billetterie refusent de me laisser entrer, pourtant je ne réclame pas mon siège, juste entrebâiller le battant entre deux morceaux, me glisser à l'intérieur et rester debout, au fond. On me mène dans un auditoire où je dois suivre en direct sur grand écran le concert qui se passe de l'autre côté du mur. Berio, Carter, et deux créations. Un public en délire, et moi, seule dans cette affreuse salle métallisée aux sièges couleur de deuil.
Berio était passé, j'ai entendu la fin de la première création du jeune Borowski,, qui se termine avec des vibrations qui rappellent des ondes Martenot. Venait la drolatique bulle de savon de Carter, qui gonfle, gonfle, et PAF! explose, et dont il ne reste plus qu'un picolo aérien. Dernière pièce de cette première partie, la création du compositeur tchèque Andreï Adamek, Endless Steps. On monte, on descend? Impossible de savoir, impossible aussi de s'arrêter. Une perte de repère totale, figurée par la superposition de différentes couches sonores notamment. L'œuvre, d'une grande puissance évocatrice, titille l'imagination de l'auditeur, c'est du classique contemporain parfaitement audible et même agréable à entendre, sans pour autant être vieux jeu.
L'entracte, je retrouve Simon qui avait pu entrer sans billet - ils se trouvaient en ma possession - en expliquant la situation.
Parterre, dernier rang, Boulez apparaît et donne le départ au basson solo du Sacre du Printemps de Stravinsky. Petit homme précis à la baguette minimaliste. Tout geste superflu doit être supprimé dit-il, et, en vérité, il ne s'embarrasse pas de mouvements inutiles. Rigoureux et humble, il me plaît bien plus que tous ces chefs qui brassent de l'air sans conviction, mais avec beaucoup de narcissisme.
Igor, mon maître incontesté du rythme, la densité palpable de la matière, la musique comme des cheveux emmêlés, les coups de timbale qui déchirent les tympans et résonnent douloureusement dans la tête. Les accents qui s'intensifient, la machine infernale avance, le destin païen est dans sa marche inexorable, les sons diaboliques cinglent l'air lourd de la salle, le tourbillon tourne de plus en plus vite, les battement de mon cœur suivent la cadence affolée, le sang se retire de mon corps pour se concentrer dans mon ventre, les oreilles sifflent, les ongles s'enfoncent dans le poignet droit, la respiration devient épaisse comme de la poix brûlante, la vision s'éteint par bribes. J'ai quitté mon siège, je suis une sorcière qui participe à ces rites de sang, l'ivresse de la mort dans des mouvements de danse du sabbat, les cris des damnés, tout tourne, tout fuit, je suis prisonnière des sons qui s'enroulent en fils barbelés autour de moi.
Tandis que la salle applaudit à tout rompre, j'essaie de me calmer. les mains tremblent, je ne peux rien faire d'autre que de les presser l'une contre l'autre. Les paupières clignotent, les lèvres frémissent, et cette boule qui me tord le ventre. Je me lève, c'est étrange, mes jambes, quoique un peu faibles, fonctionnent normalement. Mais dans la partie supérieure, c'est la débâcle, la Berezina: la circulation ne passe pas, les mots ne sortent qu'à moitié. A Simon qui me demande si ça va, je réponds "ça" et la suite reste bloquée dans la gorge.
Je n'avais encore jamais eu d'expérience semblable, et j'avoue que c'est assez flippant. Je ne sais pas jusqu'où je suis allée, mais j'ai frôlé les limites, il faudra être plus prudente à l'avenir.
Mais l'aventure continue, mes chers petits, puisqu'à la gare, mon dernier train n'y était plus. Batterie de mon portable à plat, il faut improviser. De fil en aiguille, avec quelques angoisses vite écartées, je tente un retour par chemins détournés, Olten dans un régional qui s'arrête à chaque arbre, Berne bondée d'adolescents ivres, et le dernier régional pour rentrer. J'ai terminé mon livre, lu la moitié de Faust alors que les yeux se fermaient déjà. Auparavant, j'ai voyagé face à l'un des trompettistes de l'orchestre, on se regardait en chien de fayence, moi son instrument, lui mon billet du concert qui me servait de marque page. Dans les rues j'ai croisé Jessica - combien d'années se sont écoulées depuis la dernière fois? - et Jon qui s'étonne de mes virées nocturnes. Plus tard, ce sera un verre de lait froid et un message pour assurer de mon arrivée à la maison, quelques vers de Goethe chuchotés dans la nuit. A deux heures, je règle mon réveil sur sept heures, la lumière fait clic! en s'éteignant.
Est-ce que j'ai l'air d'une traînée*? Je me pose la question!]
Note: Je relirai l'article lundi, maintenant je ne peux plus, j'ai enchaîné une semaine à moins de six heures de sommeil par nuit, ma tête gémit et mes yeux sont enflammés des pages parcourues.
Bon dimanche.
*ndlr: vêtue de loques sans formes pour faire le ramassage du vieux papier, le jean trop court, l'écharpe délavée, le chandail distendu.
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troisième photographie: Jean Barak (allez jeter un coup d'œil à son travail messager d'une remarquable émotion!)
2 commentaires:
Connais tu cette anecdote sur Verdi et la foudre ? Un jour, le petit Verdi servait la messe, et il était dans cet état second que tu décris, en écoutant la musique de l'orgue. Du coup, il n'entendit pas le curé qui lui demandait les burettes. Celui-ci lui donna une bourrade , et le fit rouler au pied de l'autel. Furieux, le gamin lui lança en dialecte : " Dio t'manda 'na sajetta ! ", c'est à dire : " Que Dieu te foudroie ! " Le plus drôle (mais pas pour le curé) est que ce dernier fut effectivement foudroyé quelques années plus tard, en servant la messe...
Un sacré tempérament, le petit Giuseppe.
(Je n'ai crié de Dio t'manda 'na sajetta à personne, me voici rassurée!)
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