Oyé oyé brave gens!
Ce soir, je me lance un (très) grand défi: ce soir, je vais tenter d'être objective en parlant de musique. Et même plus: objective en comparant deux versions des Tableaux d'une exposition de Mussorgsky, soit la version culte d'Ivo Pogorelich et ma version de référence de Evgeny Kissin.
*Concentration maximale*Y a pas photo, l'enregistrement réalisé par Evgeny Kissin en 2001 est le nec plus ultra.
Lavinie! objective on a dit...
...
Bon. Soit.
*tu peux le, tu peux le faire*
J'ai écouté les deux enregistrements, celui d'Ivo Pogorelich chez Deutsche Grammophon (1997) et celui d'Evgeny Kissin chez RCA (2001). Deux qualités sonores différentes, en faveur de Kissin - cela va être encore plus difficile d'être objective. En entier d'abord, l'un après l'autre, puis chaque pièce séparément.
En entier
Le résultat est très différent et me plaît tant pour l'un que pour l'autre.
Pogorelich a globalement opté pour des tempi plus lents - ou moins rapides - que Kissin.
Le sentiment d'unité est peut-être plus marquant chez Pogorelich, peut-être du fait de ses Promenades qui se ressemblent plus entre elles que celles de Kissin. Mais j'aime aussi les grands contrastes de Kissin.Les promenades
Globalement plus lentes chez Pogorelich. Musicalement, je ne pourrais pas donner ma préférence à l'un plutôt qu'à l'autre. Par-contre, s'il s'agissait d'aller voir une exposition, j'accompagnerais plus volontiers Pogorelich, qui se laisse le temps de passer d'un tableau à l'autre. Parce que, comme certains le savent peut-être, je suis d'une lenteur exaspérante lorsqu'il s'agit d'expositions. J'aime prendre mon temps pour apprécier pleinement!Gnomus
J'aime beaucoup la version de Pogorelich, qui montre un gnome hideux, violent, un nain qui déborde de haine et de rage. On imagine très bien le rictus affreux, les yeux injectés de sang et son attitude menaçante. Une version très osée, avec un son rauque, dur et brutal. Kissin reste trop sage, trop soucieux de la beauté du son. Ce gnome est laid, sa musique doit l'être aussi!
1+ pour Ivo PogorelichIl vecchio castello
Pogorelich prend un tempo assez rapide, qu'il tempère avec des rubati plus ou moins heureux. Je n'arrive pas à me retrouver dans cette vision, j'ai presque l'impression qu'il la passe un peu vite, parce qu'il faut bien jouer cette pièce qui fait partie de l'œuvre...
J'aime en revanche beaucoup l'interprétation de Kissin. Cette fois, la qualité du son se colle parfaitement à cette peinture un peu nostalgique du vieux château. Le temps est suspendu comme la vieille demeure qui semble flotter au-dessus du brouillard. C'est figé, c'est mélancolique, c'est poétique, c'est raffiné. Et c'est le seul Vecchio castello que je ne trouve pas ennuyant.
1+ pour Evgeny KissinLes tuileries
Ici, je doute qu'un pianiste réussisse un jour à surpasser la version de Kissin. Ce qu'il fait est incroyable: un tempo très rapide et une clarté de l'articulation... Ses staccati me donnent la chair de poule à chaque écoute. Autant Evgeny Kissin nous peignait un château immobile et solitaire, autant il peuple ses Tuileries d'un ribambelle de gamins criards. La puissance évocatrice est telle qu'on les entend rire, crier, se chamailler, se taquiner. L'interprétation de Pogorelich est molle et lourde à côté.
1+ pour Evgeny KissinBydlo
Chez Pogorelich, le char est lourd, très très lourd, et les bœufs très fatigués, exténuées, tirent avec peine leur charge sur la route embourbée. Le dur labeur de ces bœufs rappelle le travail de Sisyphe, cette pierre si énorme, si lourde, cette pente si raide. Et cela semble ne jamais vouloir avoir de fin. Kissin nous montre plutôt un simple attelage qui rentre des d'une journée aux champs. Les bœufs sont fatigués, mais pas encore à bout de force. Pogorelich donne une dimension quasi symbolique à son Bydlo, qui me plaît beaucoup. Je viens de voir une hypothèse selon laquelle le joug des bœufs serait aussi le symbole de l'oppression polonaise, ce qui vient renforcer la justesse de l'interprétation de Pogorelich.
1+ pour Ivo PogorelichBallet des poussins dans leur coque
Une nouvelle différence dans le choix du tempo qui se révèle décisive. Les poussins de Pogorelich sont encore à moitié endormis et titubent un peu. Ceux de Kissin sont en revanche en pleine forme et piaillent à tout va. Ici encore, comme dans les Tuileries, un touché très fin, une articulation époustouflante pour un Ballet léger comme ces petits poussins jaunes qui tourbillonnent de manière totalement désordonnée et crient à qui mieux mieux. Une excellente version.
1+ pour Evgeny KissinSamuel Goldenberg und Schmuyle
J'ai un peu de peine avec la seconde partie de Pogorelich, que je trouve décidément trop maniérée, du moins d'un point de vue musical. Après, pour ce qui est du sens, l'idée de ces rubati, de cette sorte d'hésitation permanente est tout à fait défendable. Soit qu'il s'agisse dans cette seconde partie du juif riche (d'où le caractère très maniéré), ou du juif pauvre qui regarde avec convoitise, aimerait mais n'ose pas vraiment (d'où le caractère hésitant). J'ai un avis partagé entre la version de Pogorelich que je trouve très intéressante, et celle de Kissin que mes oreilles préfèrentLe marché de Limoges
Ici je m'avoue perplexe. Les deux, Pogorelich et Kissin, présente un marché plus ou moins identique! Je les aime donc les deux. Une très grande virtuosité pour rendre en musique ces femmes qui qui vendent leurs légumes dans un joyeux brouhaha, l'oreille distinguant parfois un bout de phrase avant de le perdre à nouveau dans cette confusion de mots lancés de tous côtés.Catacombes (sepulchrum romanum)
Pour ces deux pièces, ma préférence va aux versions de Kissin, avec une sonorité fragile mais pas creuse, comme quelque chose d'incertain, un songe plus qu'une réalité. Une main droite extrêmement légère pour Con mortuis in ligua mortua pour souligner le caractère presque surnaturel de la pièce, peut-être déjà dans l'eau-delà. Avec Kissin, les Catacombes ont un côté effrayant, mais elles exercent aussi une sorte d'attirance irrésistible. Et dans la seconde pièce, le spectateur converse avec des spectres vaporeux qui traversent l'air immobile. Pogorelich reste à mon sens trop terre à terre.
1+ pour Evgeny KissinBaba yaga
Ici, c'est à nouveau Pogorelich qui a ma préférence. Sa Cabane sur des pattes de poule est une grosse machine terrifiante et infernale. Ses changements incessants de tempo accentue le caractère imprévisible de cette apparition diabolique dont le mécanisme nous échappe totalement (et rend le tout autrement plus inquiétant). Comme pour Gnomus, Pogorelich nous offre quelque chose de très peu conventionnel qui correspond tout à fait à cette chose étrange qu'est la cabane sur des pattes de poule. Et Kissin reste trop obsédé par la beauté du son pour oser une interprétation aussi convaincante que celle de Pogorelich.
1+ pour Ivo PogorelichLa grande porte de Kiev
J'ai un faible très certain pour les cloches que Evgeny Kissin fait sonner à toute volée à la fin de la pièce. Pogorelich, malgré une très belle version, n'arrive pas à rivaliser avec ce son de cloches que Kissin arrive à produire et qui confère à sa grande porte un caractère grandiose et une richesse d'imagination supplémentaire. Le son est grand, rond, plein, vibrant comme des lourdes cloches.
1+ pour Evgeny Kissin
5-3 pour Evgeny Kissin... (Ouf!)
Mais je ne pense pas que ce soit utile de raisonner comme ça. Il ne s'agit pas d'un match de foot, mais de musique!
Pour ma part, je préfère encore et toujours la version de Kissin,simplement déjà pour ses Tuileries que je n'échangerait contre rien au monde, et aussi parce que les deux pièces dans lesquelles Pogorelich cartonne - Gnomus et Bydlo - sont, avec Il vecchio castello les trois pièces que j'écoute le moins.
La version d'Ivo Pogorelich reste sans doute une référence, en tout cas je le trouve vraiment excellente et, selon moi, elle mérite les éloges dont on la couvre. Foncez donc sans crainte chez votre disquaire (ha, je lui fait un bon coup de publicité là, à Pogorelich. Pour ma peine, il pourrait se pointer une fois en Suisse, non?), et achetez l'une ou l'autre de ces Expositions!
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