dimanche 28 avril 2013

Symphonie pastorale (André Gide)

Folio, 160 pages.


Quatrième de couverture :


«– Il ne faut pas chercher à m'en faire accroire, voyez-vous. D'abord parce que ça serait très lâche de chercher à tromper une aveugle... Et puis parce que ça ne prendrait pas, ajouta-t-elle en riant. Dites-moi pasteur, vous n'êtes pas malheureux, n'est-ce pas ?

Je portai sa main à mes lèvres, comme pour lui faire sentir sans le lui avouer que partie de mon bonheur venait d'elle, tout en répondant :

– non, Gertrude, non, je ne suis pas malheureux. Comment serais-je malheureux ?»



Mon avis :

Je ne suis pas une grande adepte de Rousseau, dont j'avais avalé avec beaucoup de peine les six premiers livres des Confessions au lycée. L'homme bon, généreux et droit, et vivant en parfaite symbiose avec la nature, je trouvait ça un peu basique (j'étais dans ma période Tolstoï à ce moment-là). 
Or Gertrude, l'héroïne de la nouvelle de Gide, est un condensé de Rousseau. Enfant aveugle, est recueillie par un pasteur de la Brévine, elle n'a jamais été socialisée ou éduquée. Le pasteur se charge donc de l'instruire. L'être humain étant bon par définition et Gertrude n'ayant pas été pervertie par la société, elle a évidemment une conduite morale irréprochable. En plus de cela elle est très belle et vive d'esprit. Bref, elle a tout pour plaire, et elle plait de fait bientôt au bon pasteur – et à son fils. Gide se crée là une situation intéressante (conflit moral du père, compétition entre le père et le fils, abus d'autorité, etc.) qu'il n'explore malheureusement que du bout de la plume, puisque Gertrude reste le centre de sa nouvelle. Gertrude qui se croit amoureuse du père et qui, lorsqu'elle recouvre la vue suite à une opération, réalise qu'elle imaginait le pasteur sous les traits du fils de celui-ci et que c'était lui, ce fils éloigné d'elle par le pasteur jaloux, qui s'est converti et est entré dans les ordres par dépit, qu'elle aimait en réalité. Aveuglement du coeur, aveuglement des yeux, on ne sait plus trop. Les thématiques de Gide sont intéressantes, mais je trouve dommage qu'il se borne à les effleurer sans développer plus. 

mercredi 3 avril 2013

L'art français de la guerre (Alexis Jenni)

gallimard, 640 pages

Quatrième de couverture :


«J'allais mal ; tout va mal ; j'attendais la fin. Quand j'ai rencontré Victorien Salagnon, il ne pouvait être pire, il l'avait faite la guerre de vingt ans qui nous obsède, qui n'arrive pas à finir, il avait parcouru le monde avec sa bande armée, il devait avoir du sang jusqu'aux coudes. Mais il m'a appris à peindre. Il devait être le seul peintre de toute l'armée coloniale, mais là-bas on ne faisait pas attention à ces détails.
Il m'apprit à peindre, et en échange je lui écrivis son histoire. Il dit, et je pus montrer, et je vis le fleuve de sang qui traverse ma ville si paisible, je vis l'art français de la guerre qui ne change pas, et je vis l'émeute qui vient toujours pour les mêmes raisons, des raisons françaises qui ne changent pas. Victorien Salagnon me rendit le temps tout entier, à travers la guerre qui hante notre langue.»


Mon avis :

Au début, il y  une incertitude – s'agit-il réellement d'un roman, n'est-ce pas plutôt un essai ? – tant la fiction semble être réalité. Alexis Jenni divise son roman en deux parties, les commentaires 1 à 7 en alternance avec les romans 1 à 6. Les commentaires donnent la voix au narrateur, qui analyse la société dans laquelle il vit avec un regard critique et s'embrouille dans ses monologues comme dans sa vie. Les romans sont quant à eux une mise en abyme des rencontres du narrateur avec l'ancien militaire Victorien Salagnon.
Partant de la constatation que la France actuelle détourne les yeux de ses militaires ("En France on ne sait pas quoi penser des militaires, on n'ose même pas employer un possessif qui laisserait penser que ce sont les nôtres : on les ignore, on les craint, on les moque"), Jenni fait évoluer son récit de la prise de conscience encore molle et distancée d'un homme qui regarde les nouvelles dans la chaude sécurité du lit dans lequel il vient de faire l'amour, totalement coupé de l'hiver extérieur, à un questionnement concret lorsque le narrateur rencontre un ancien parachutiste dans la banlieue lyonnaise. En échange de cours de dessin, le narrateur rédige les mémoires de celui qui a été acteur dans les guerres qui ont le plus marqué la France. Parallèlement, le narrateur remarque une importante militarisation en France, les troupes de bottes lacées-bérets remplaçant peu à peu celles des chaussures cirées-képis. Analysant le champ lexical utilisé lors des interventions des forces de l'ordre, le narrateur remarque la similitude inquiétante avec celui des guerres d'Indochine ou d'Algérie. Alexis Jenni ne manque pas d'illustrer ces thèses avec le récit des mémoires du parachutiste Salagnon :

"Et lui ?" 

Tous trois debout ils regardèrent le jeune Arabe contre le mur, qui les suivait des yeux sans rien dire. "Son prénom et sa petite croix, c'est une couverture ? 
– Il est vraiment catholique et baptisé. Il a choisi son prénom au moment du baptême, parce que l'ancien était celui du prophète, qu'il veut laisser en dehors de ça. Il s'est converti pour devenir prêtre. Il veut connaître Dieu, et il a trouvé les études islamiques imbéciles. Assis à quarante gamins à répéter le Coran sans le comprendre, devant un type maniaque qui joue du bâton à la moindre erreur, ça mène juste à la soumission, mais la soumission au bâton, pas à Dieu. l'Amour et l'Incarnation lui ont paru plus proches de ce qu'il ressentait. Il n'est plus musulman, mais catholique. Je réponds de lui, vous pouvez le détacher et le renvoyer en France avec moi.
– Il va rester avec nous.
– Il ne sait rien.
– Nous allons nous en assurer nous-mêmes.
– Il n'est plus musulman, vous dis-je ! Rien ne s'oppose à ce qu'il soit un Français, comme vous et moi.
– Vous ne savez pas exactement ce qu'est l'Algérie, mon père. Il restera Musulman, c'est-à-dire sujet français ; pas citoyen. Arabe, indigène, si vous voulez.
– Il s'est converti.– On ne quitte pas le statut de Musulman en se convertissant. Il peut être catholique s'il veut, ça le regarde, mais il reste Musulman. Ce n'est pas un adjectif. On ne change pas de nature.
– La religion n'est pas une nature !
– En Algérie, si. Et la nature donne des droits, et en enlève."
Le jeune homme accroupi contre le mur ne bougeait ni ne protestait. Il suivait la discussion d'un air attristé, découragé. La terreur viendrait plus tard.
"Allez-y, mon père ; ils savent ce qu'il font. Ce qu'ils disent semble absurde, mais ici, ils ont raison." 
(p. 560-561)

Le titre du roman fait référence à un traité militaire de la Chine du VIe-Ve siècle av. J.-C. dont la stratégie se base sur la connaissance de l'ennemi et du terrain, dans le but d'obtenir la victoire sans une seule perte humaine, un peu à la manière d'une guerre psychologique. Jenni s'appuie également sur les épopées grecques, dont il sème des allusions tout au long de son roman ; Salagnon, qui a épousé une Pied-noir, Eurydice, ne se retournera jamais sur son passé, avant de rencontrer le narrateur, pareil à Orphée, et son oncle, également militaire, n'a d'autre livre que l'Iliade, qu'il connaît parfaitement au moment de mourir. De manière plus générale, Jenni décrit les scènes de combats en suivant une esthétique très plastique qui n'est pas sans rappeler celle des scènes de guerre d'Homère. 
Une oeuvre très riche donc, critique, et qui recèle plusieurs niveaux de lecture différents, ce qui rend le roman de Jenni passionnant et incite à la relecture.